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Le miracle de la patience


Le cours de physique à l’école a toujours été synonyme d’enfer pour moi. J’adorais l’école et les études, mais le résultat de mon premier examen de physique reste gravé en moi dans la section des mauvais souvenirs. Par contre, un de mes plus doux souvenirs est celui de la soirée complète que mon père a passée avec moi la veille de mon deuxième examen de sciences physiques. Car ce soir-là, j’ai vu s’accomplir le miracle de la patience.J’avais obtenu une note de 40% pour le premier examen. Pour une première de classe comme moi, c’était l’humiliation. Pourtant, j’avais étudié. Je pensais même avoir compris. Cependant, je me demandais à quoi cela me servirait dans la vie de comprendre et de calculer les forces des poulies simples, doubles et triples. À quoi bon perdre tant de temps à apprendre des choses si inutiles pour moi, pensais-je?

Vous devinez que j’étais adolescente à l’époque. À la veille de mon deuxième examen, voulant éviter à tout prix le sentiment d’humiliation que j’avais vécu au premier, je pleurais de rage seule devant mes formules de physique. Je me souviens de la tension insoutenable qui me tordait l’intérieur. Ce mélange de révolte et d’envie de tout laisser tomber cohabitait avec mon sens du devoir et mon sentiment d’incompétence. Au fond de moi s’affrontaient ma volonté de réussir et de me dépasser, et mon envie de m’avouer vaincue et pas à la hauteur.

Seule devant mon livre de physique, je me sentais dans un cul-de-sac. Pour me libérer de cette tourmente intérieure, mon réflexe a été de sortir de ma chambre et d’aller voir mes parents. Secrètement, je le confesse, j’espérais inspirer assez de pitié pour qu’ils me libèrent de mon sens du devoir et qu’ils me permettent d’arrêter le combat. Je rêvais qu’ils m’autorisent à être «nulle» en physique, qu’ils m’accordent ce répit auquel j’aspirais. Ils ont fait mieux.

Ils m’ont écouté pleurer ma rage, mon sentiment d’être démunie et mon découragement. Ils m’ont laissé dire tout ce que je pensais de mal des poulies et toutes mes critiques à l’égard des sciences physiques. Ils ne m’ont pas interrompue ni regardée comme si ce que je disais était banal ou inadéquat. Ils m’ont témoigné leur foi en moi. Pour m’exprimer sa confiance, mon père, plus fort en la matière, m’a offert de m’aider. Changeant tout naturellement son programme de la soirée, il s’est installé avec moi et il m’a expliqué toutes les formules avec patience et plaisir, recommençant ses explications inlassablement jusqu’à ce que je comprenne. Jamais, à travers ses yeux, ses attitudes ou ses paroles, je ne me suis senti une incapable. Quand je lui disais que je ne comprenais pas, il me répondait calmement: «C’est sûr que tu vas finir par comprendre. Écoute, je vais te l’expliquer autrement.»

Plus la soirée avançait, plus la confiance en moi s’épanouissait. Au même rythme se développait également ma compréhension des poulies et de leurs forces «inutiles». À travers le respect de ma difficulté, de mes émotions, de mes réactions, par sa patience, son amour et sa disponibilité, dans le regard de valeur que mon père posait sur mon intelligence et ma capacité à me dépasser, j’ai reçu comme une transfusion de confiance en mes capacités intellectuelles. Peu à peu, accompagnée là où je me sentais si petite, j’en suis venue à me sentir grande. À la fin de la soirée, mon heure de coucher grandement dépassée, je maitrisais tout. Je me sentais la reine des poulies.

Cette expérience rejoint bien ce qu’écrit ma mère, Colette Portelance, à propos de l’apprentissage dans Relation d’aide et amour de soi: «La démarche d’apprentissage (...) ne se réalise pas dans un climat de provocation ni de confrontation, mais dans une atmosphère de respect de soi et de respect des autres, d’écoute empathique et d’authenticité qui se caractérise par la présence chaleureuse de l’intervenant. Cette approche non directive créatrice permet à l’étudiant de prendre sa vie en main.»

Trop souvent, nous manquons de patience envers les autres, envers nos élèves ou nos enfants, c’est vrai. Mais combien de fois nous arrive-t-il d’en manquer envers nous-mêmes? Nous voudrions apprendre plus vite, arriver quelque part plus vite, atteindre certains échelons plus vite, trouver le bon partenaire amoureux plus vite, être compétent plus vite, être guéri plus vite, comprendre une leçon que la vie nous envoie plus vite; cela, parce que l’inconfort, la douleur ou les manques sont difficiles à supporter, voire intolérables. Comme notre comportement est compréhensible! Toutefois, quand nous jugeons notre rythme d’intégration ou d’apprentissage, quand nous manquons de patience envers nous-mêmes, sans nous en rendre compte, nous agissons comme un jardinier qui tirerait sur ses carottes pour qu’elles poussent plus rapidement. Pourtant, on sait bien que s’il procédait ainsi avec ses légumes, il prendrait le risque de les arracher, de les casser à la racine et de perdre une partie de sa récolte. C’est ce que nous faisons symboliquement, quand nous manquons de patience envers nous-mêmes.

La vie n’est pas obligatoirement difficile, mais on ne peut pas la traverser sans vivre certaines périodes plus douloureuses. Il y a des leçons qui ne s’apprennent pas dans les livres, comme les tables de multiplication, mais seulement par un effort de volonté ou par la discipline, aussi puissantes ces qualités soient-elles. Certaines ne s’intègrent que par l’expérience de vie, qu’à travers un long chemin parcouru lors de la traversée d’un tunnel et après plusieurs évènements qu’on peut voir comme des échecs au premier abord.

Dans ces moments-là, comme dans les instants désagréables du quotidien, nous «tirons sur la carotte» espérant faire disparaitre les déclencheurs de nos malaises, comme je le faisais en cherchant une solution pour éviter mes émotions souffrantes quant à mes examens de sciences physiques. Nous forçons sur l’autre, sur les évènements, sur la vie, cherchant des solutions pour «passer par-dessus la situation» ou pour la contrôler, alors que le plus souvent, notre pouvoir n’est pas de changer l’extérieur ou de l’éviter, mais de prendre soin de ce qui se passe à l’intérieur de soi, dans l’expérience difficile. Bien sûr que dans plusieurs situations, nous avons une certaine prise sur les déclencheurs de nos inconforts. Toutefois, en cherchant uniquement notre pouvoir à l’extérieur de nous-mêmes, nous arrivons presque inévitablement à un cul-de-sac et nous contribuons à augmenter notre sentiment d’impuissance. Pendant ce temps, nous oublions de nous poser des questions importantes: de quoi aurais-je besoin en ce moment? Comment puis-je m’occuper de moi pour traverser ce passage difficile de ma vie ou de ma journée?

Les réponses à ces questions peuvent être toutes simples: accepter de verser quelques larmes pour se libérer de la tension émotive, appeler un ami pour qu’il nous écoute, aller faire une marche en forêt, relaxer un peu, se coucher plus tôt ou encore sortir pour aller danser ou faire du sport, méditer, écrire pour voir plus clair… Ces solutions ne règlent pas tout instantanément, mais elles nous rapprochent de notre centre, de notre cœur, et elles nous ramènent à l’importance de l’amour de soi, de la bienveillance, de la patience et de la foi. Quelle que soit la longueur de notre tunnel, on arrive toujours au bout. Le but n’est pas d’y arriver le plus vite possible, mais de l’avoir traversé en prenant soin de soi le mieux possible pendant le parcours; ceci afin d’arriver à la sortie avec le sentiment que ce qu’on a vu comme un échec pendant qu’on avançait dans la noirceur n’était en fait qu’une victoire bien déguisée.

Comme je le pressentais à l’adolescence, je n’ai jamais encore eu à me servir de mes connaissances sur les poulies. J’avais donc sûrement raison quand je proclamais que ces apprentissages me seraient inutiles dans la vie. Ce que je ne soupçonnais pas, c’est toute la richesse de ce que j’ai appris ce soir-là. Ce que mon père m’a transmis n’a pas de prix. Grâce à cette expérience et à plusieurs autres, j’ai confiance en ma capacité d’apprendre n’importe quoi. Surtout, il m’est utile encore aujourd’hui de me souvenir que, lorsque je me sens dépassée et stressée et que je me sens petite devant une montagne à gravir, je peux sortir de mon cocon pour trouver ma force dans le soutien des personnes de confiance de mon entourage. Si elles m’écoutent et me prennent au sérieux, je sais que je peux me sentir grande à travers leur regard. Finalement, j’ai appris l’effet du miracle de la patience de mon père envers moi et aujourd’hui, j’essaie de me souvenir que cette bienveillance et cette patience, je peux non seulement les recevoir des autres, mais en tout temps, je peux me les offrir à moi-même.

Ah oui! J’ai oublié de vous dire la note de mon deuxième examen: «90%».

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